Le monastère des Saints, ou des Douze-Apôtres (Ergodasan Arak‘élots), est ainsi appelé en raison d’une tradition qui lui attribue la possession de reliques de plusieurs apôtres du Christ. Cette même tradition lui reconnaît pour fondateur saint Grégoire l’Illuminateur, qui lui aurait donné pour premier supérieur Éliazar ou Lazare (Ghazar), frère de Zénop Klag, lui-même premier supérieur du grand monastère voisin du Saint-Précurseur (n° 53) (IVe siècle) : de là sa deuxième dédicace. Quant aux saints Traducteurs dont ce monastère porte aussi le nom, il s’agit des inventeurs de l’alphabet arménien – saint Sahag et saint Mesrob – et de leurs élèves, qui ont été les traducteurs, au Ve siècle, des Écritures saintes et d’importantes œuvres de l’Antiquité. Une tradition plus tardive fait reposer dans le cimetière du monastère plusieurs d’entre eux.
Le monastère des Saints-Apôtres est situé au sud-est de Mouch [Muş] à près de 1750 m d’altitude, en bordure du massif du Sassoun – cœur du Taurus Arménien – et au pied du mont Dziringadar [Kızıl Ziyaret Tepesi]. Il s’étend sur un replat, bordé par le ravin de Klatzor, à 38° 41’ N et 41° 31’ E. La région qui l’abrite constitue le canton arménien du Darôn, qui, au moyen âge, a donné son nom à une vaste principauté gouvernée tour à tour par les Bagratides (Pakradouni) et les Mamigonian : la Taronide. Le synaxaire arménien a consigné l’antiquité de cette fondation, qui se trouve associée à la présence de saint Grégoire l’Illuminateur dans une région qui deviendra l’ancrage de sa lignée, bientôt alliée à celle des princes Mamigonian. Les sépultures attribuées dans le cimetière des Saints-Apôtres aux frères martyrs Hamazasb et Sahag Ardzrouni († 786), par ailleurs représentés en haut-relief sur la façade sud de l’église royale d’Aght‘amar (n° 17), témoignent de sa très ancienne réputation. Il est certain qu’entre le XIe et le XIIIe siècle, le monastère connaît un grand essor ; le moine philosophe Paul de Darôn (Bôghos Darônatsi, † 1123) y brille sous le règne du prince Tchordwanel Mamigonian, dont l’un des prédécesseurs – un autre Tchordwanel Mamigonian (1073) – avait précisément cédé par testament aux Saints-Apôtres la propriété de son village natal : Pertag [Tekyol]. La plupart des monuments du cimetière dit « des Traducteurs » sont aussi de cette période. L’un d’eux, élevé en 1125 à la mémoire de deux évêques, fait état de la rénovation des lieux. L’église Saint-Thadée elle-même, qui s’élève hors des murs à quelque 300 m à l’est, date probablement de ces mêmes années.
Dédiée aux Apôtres, à la Mère de Dieu et à l’Illuminateur, l’église principale est sans doute une construction du Xe siècle, adjointe à une chapelle primitive. Elle est dotée en 1134 d’une porte en noyer sculptée à battants, qui était regardée comme l’une de ses richesses : sauvée de la destruction en 1915, celle-ci est aujourd’hui conservée au Musée d’histoire d’Érévan. Le narthex Saint-Grégoire qu’elle séparait de l’église a été lui-même construit ou restauré en 1204, sous l’abbatiat d’Isaïe (Éssayi) qui, en 1205, consolide aussi la coiffe de l’église. Le monastère s’enrichit la même année de la pièce la plus célèbre de son trésor : le directoire ou l’homéliaire dit « de Mouch », racheté à Khlat‘ [Ahlat] à un cadi de Papert [Bayburt] qui l’avait confisqué à son commanditaire. Auparavant, le couvent des Miracles d’Ardzgué [Adilcevaz] (n° 8) avait tenté en vain d’en réunir la rançon. Cet ouvrage, de 27,5 kg dans son état actuel, est à la fois l’un des plus grands manuscrits du monde et le plus grand manuscrit arménien, exécuté entre 1200 et 1202 dans l’atelier d’Avak Vank‘ (n° 44), sur le mont Sébouh [Kara Dağ]. C’est dans ses pages qu’a été recopié le testament de Tchordwanel Mamigonian. Le sauvetage de cette œuvre vénérée, qui avait été conservée pendant sept cent dix ans dans les murs des Saint-Apôtres, a été l’œuvre de femmes rescapées qui, aux heures du génocide, sont parvenues, en dépit de son poids, à le transporter en zone russe. En 1828 l’homéliaire avait en effet été partagé et relié en deux volumes. Il est désormais l’un des fleurons de l’Institut des manuscrits anciens d’Érévan, dit « Madénataran ».
Le monastère des Saints-Apôtres, dont les prieurs ont eu le plus souvent le rang d’archevêque, demeure tout au long des XIII-XVe siècles un scriptorium et un lieu important de conservation de manuscrits. L’abbé Paul († apr. 1451) y accueille en 1439 le célèbre moine Thomas de Médzop‘ (T‘ovmas Médzop‘étsi) (v. n° 9), lui apportant également son appui pour le rétablissement à Vagharchabad (Édchmiadzin) du siège catholicossal d’Arménie (v. n° 7). Au XVIe siècle, l’archevêque Thaddée (T‘atéos), secondé par le copiste et poète Garabed de Paghèch [Bitlis] (Garabed Paghichétsi), lequel lui succèdera bientôt, mobilise en faveur des Saints-Apôtres les grands marchands d’Amida (Dikranaguerd [Diyarbakır]), avec lesquels il convient d’étendre à leur ville la juridiction du monastère. C’est ainsi qu’il parvient en 1540 à mener à bien la restauration du tambour et du dôme de l’église des Saints-Apôtres – ainsi que celle d’édifices annexes – tandis que son successeur en restaure ou en reconstruit le narthex en 1555. Des rénovations ont lieu au siècle suivant, notamment à l’époque du prieur Basile (Parsegh), qui élève ou surélève l’enceinte au début des années 1620, et de David (Tavit‘ ), à l’époque duquel Vartan de Paghèch [Bitlis] (Vartan Paghichétsi), le grand abbé du monastère d’Amirdol (n° 59), appelé en aide par la communauté monastique, entreprend en 1670 de refaire les rampants sud de l’église des Saints-Apôtres et de reconstruire contre sa façade sud, peut-être sur les fondations d’un oratoire primitif, l’église Saint-Étienne restée en ruine depuis l’époque de Tamerlan. Vartan encourage aussi l’écriture et l’étude : notamment, il confie au copiste et relieur Sahag de Van (Sahag Vanétsi) la remise en état de plus d’une quarantaine de manuscrits anciens de la bibliothèque des Saints-Apôtres.
Bien plus tard, en 1791, le prieur Jean d’Avran (Hovhannès Avrantsi) dotera le narthex Saint-Grégoire d’un porche surmonté d’un clocher à rotonde. Hovhannès [Jean] Der Siméonian (1816-1850) se montre à son tour un prieur actif : le grand Homéliaire est rénové en 1828 par ses soins. Le dernier supérieur des Saint-Apôtres a été le P. Hovhannès Mouradian (1867-1915), mort martyr, qui remet en ordre la bibliothèque des manuscrits, et sous l’abbatiat duquel la Société philotechnique (Arwesdasirats enguérout‘iun) de Constantinople ouvre en 1880 dans les bâtiments communs une école agricole, qui fermera rapidement ; après les massacres de 1895, pendant lesquels le monastère est pillé, cet établissement sera remplacé par un orphelinat et une école d’apprentissage. La destruction du monastère est entreprise dès juillet 1915 par l’armée turque.
Le monastère des Saints-Apôtres ou de Saint-Lazare comprend :
Plan (après M. Dupin)
• L’église des Saints-Apôtres (A), attribuée au Xe siècle, édifice en croix inscrite d’environ 12 m de côté, à tambour octogonal surmonté d’une pyramide. À l’est, deux absidioles latérales, dédiées à saint Marc et saint Luc et surmontées chacune d’une chambre, entourent l’abside ; une disposition comparable à deux niveaux se retrouve de part et d’autre du bras ouest. La construction, réalisée entièrement en briques exceptés les parements, a fait supposer une influence byzantine. L’église a vu son tambour et ses toits à couverture en pierre maintes fois restaurés, notamment en 1205, 1540 et 1670. Des fresques étaient visibles à l’intérieur.
• Dans l’exact prolongement de l’église et de taille identique, le narthex Saint-Grégoire (B), fondé probablement en 1204 et reconstruit en 1555, édifice reposant sur quatre piliers libres délimitant une calotte centrale, et huit autres engagés.
• À l’entrée du narthex (C), un porche d’environ 20 m2 d’emprise surmonté d’un clocher à rotonde, édifié en 1791.
• La chapelle Saint-Georges (D), accolée au mur nord de l’église des Saints-Apôtres.
• L’église Saint-Étienne (E), mononef à doubleau d’environ 12 × 7,5 m, accolée au mur sud de l’église principale et de son narthex, reconstruite en 1670.
• Une enceinte, élevée en 1620, à laquelle sont adossés les logis, l’orphelinat et l’économat.
• L’église Saint-Thadée (F), qui semble avoir aussi répondu au vocable de la Sainte-Mère de Dieu, édifice en croix libre d’environ 9 × 7 m, à tambour et coiffe pyramidale, située à l’est de l’ensemble principal, attribuée au début du XIIe siècle.
• Le cimetière dit des Traducteurs, situé hors des murs entre l’ensemble principal et l’église de Saint-Thadée, connu pour ses neuf grandes stèles à croix et monuments funéraires érigés à la mémoire de savants moines et docteurs, et datant – en allant du nord au sud – de 1123, 1182, 1141, 1162, 1125 (à la mémoire des évêques bâtisseurs Lazare et Étienne, Ghazar et Sdép‘anos), 1144 (à la mémoire du philosophe David l’Invincible, Tavit‘ Anhaght‘ ), et 1144 à nouveau. L’une des deux autres stèles appartiendrait à Paul de Darôn († 1123). Au nord du cimetière se trouvent les martyrs Ardzrounides.
Plan restitution
Le domaine du monastère des Saints-Apôtres est délimité dans une antique charte attribuée à saint Grégoire l’illuminateur, dont le texte, qui aurait été traduit du grec par Tchordwanel III Mamigonian en 1079, est consigné aux côtés du testament de ce dernier dans le grand Homéliaire. Au XXe siècle, sa juridiction s’étendait au nord sur toute la plaine située entre la rivière Meghraked [Karasu] – affluent méridional de l’Euphrate oriental ou Aradzani [Murad Çay] – et la ville de Mouch ; au sud, elle englobait une importante partie du massif su Sassoun. Le monastère possédait des prairies, terres arables et vergers, un bois et des moulins, ainsi qu’un ferme à Pertag. Des Saints-Apôtres dépendait aussi le prieuré de Saint-Pierre ou du Doigt de l’Apôtre (Sourp Bedrossi Vank‘ ou Madin Arakélo Vank‘ ) bâti dans le Sassoun au pied du mont Marat‘ouk‘ [Komk’-Çalışlar köyü], établissement qui avait lui-même près de deux cents localités dans sa juridiction, ainsi que d’importantes propriétés jusque dans les parages de Dikranaguerd [Diyarbakır]. Enfin, selon un inventaire incomplet et en dépit des pillages, le monastère des Saints-Apôtres conservait en 1914 une collection de 126 manuscrits anciens, datés des années 1157 à 1763. Suivant ce même inventaire, 27 autres, datés des années 1255 à 1758, étaient conservés dans le prieuré de Saint-Pierre.
Investi et dévasté par l’armée pendant le génocide, le monastère des Saints-Apôtres a été laissé ensuite à l’abandon. Tous les bâtiments communs ont disparu. L’église principale, encore debout au début des années 1960, est aujourd’hui en grande partie effondrée, après qu’elle a été dynamitée. Il en est de même du porche-clocher dont il ne reste que quelques vestiges, ainsi que de l’église Saint-Étienne et de la chapelle Saint-Georges. Quant au narthex Saint-Georges, il n’en reste rien. Dans le cimetière, les stèles du XIIe siècle ont également toutes disparu. Déjà endommagée dans les années 1970, l’église Saint-Taddée, éventrée de toutes part et dépourvue de coupole, vit désormais ses derniers instants. Hormis le grand Homélaire et quelques rares exceptions, les manuscrits anciens des Saints-Apôtres et de Saint-Pierre ont tous été détruits.
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