I. Introduction
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I. Introduction

Kéram Kévonian

Le temps prépare aux anges la victoire.
Mardiros Sarian

Le génocide des Arméniens est un crime immense, commis contre un peuple, une nation, un pays lourdement chargé d’histoire ; un crime dirigé contre une fraction de cette humanité que nous formons ensemble et qui en est restée mutilée, comme elle l’est à chaque fois que les hommes s’abîment dans la haine de leurs semblables en qui, soudainement, ils ne se reconnaissent plus. Car, progressivement subvertis par la tyrannie d’une pensée psychotique et totalitaire, eux-mêmes s’en sont écartés, cessant d’être ces hommes doués d’intelligence sensible et de raison, susceptibles d’amour et de compassion, qu’il leur fallait rester. Si, pour les anéantir, les bourreaux ont invariablement cherché à déshumaniser leurs victimes, ne se sont-ils pas déshumanisés déjà alors qu’ils se corrompaient dans l’intimité des intentions criminelles, ne sont-ils pas eux-mêmes entrés dans cette mort morale qui leur a fait désirer dans un irrésistible dépit celle des autres ?

La beauté est haïssable au crime, comme l’humanité à ceux qui s’en détournent. L’aspiration à la vie et à la dignité des êtres qu’on donne à souiller, laissés en pâture à la mort, n’a certes plus de sens aux yeux de ceux qui se sont remodelés dans l’indignité et le déni obstiné des lois morales. Or, si tout crime contre l’humanité est indéniablement un double crime, n’implique-t-il pas nécessairement une double réparation, pour accorder aux survivants et à leurs descendants la justice qui leur est due, pour réintégrer ensuite et ramener à plus d’humanité ceux qui ont fait leur héritage du bénéfice du crime. Le temps n’effacera pas les faits qu’elle a enregistrés et la mémoire ne les repoussera pas dans quelque recoin obscur. En vieux peuple accoutumé à re-parcourir l’Histoire, les Arméniens s’y emploieront, aussi bien conscients du caractère rédempteur et de la portée universelle de leur action. Crime imprescriptible par nature, le génocide, et celui des Arméniens ne saurait faire exception, n’appelle de réponse, au-delà de la réprobation et du dégoût, que la justice et la réparation. En publiant ce dossier, le Collectif 2015 : réparation ne veut qu’affirmer avec force cette évidente et incontournable vérité.

L’historiographie contemporaine a bien montré par quels mécanismes, quelle succession d’actes de gouvernement et quelle combinaison d’idéologies, à la fois sociopolitiques et religieuses, s’est préparée, accomplie par étapes et achevée l’extermination des Arméniens dans la Turquie ottomane. Entre l’archaïsme d’un système étatique ne concédant qu’arbitrairement leur existence à des populations que la religion tenait dans l’infériorité et la programmation de leur élimination dans une vision de discrimination raciale et d’appropriation du territoire, l’ère dite des Réformes, prise avec tous ses prolongements, n’a été dans les deux derniers tiers du xixe siècle et jusqu’à la Grande Guerre qu’un éphémère mirage. Dans les provinces, l’égalité proclamée des nations et confessions de l’Empire est moins parvenue à ébaucher un fragile rééquilibrage qu’elle n’a encouragé dans leurs violences les beys qui lui étaient réfractaires ou des milieux dirigeants gagnés au turquisme. Connu sous le nom de Constitution nationale arménienne, le Règlement de 1863, qui organisait autour du patriarcat arménien de Constantinople la vie communautaire des sujets arméniens d’un État promis aux réformes, s’est heurté lui-même à l’absolutisme et aux persécutions sanglantes qui ont marqué le règne d’Abdul-Hamid II.

Exactions, massacres et spoliations ont constitué une réalité constante et cependant exacerbée par épisodes. Entre 1894 et 1896 les grands massacres hamidiens ruinent des régions entières, faisant plus de deux cent mille morts et conversions forcées à l’islam, poussant aussi à l’exode nombre de rescapés. Arrivés au pouvoir en 1908, les Jeunes Turcs du comité Union et Progrès se rendent coupables dès 1909 des massacres de Cilicie. Leur avènement avait suscité le vif espoir que l’ottomanisme, ou la transformation de l’Empire en un État multinational et multiconfessionnel, garantirait la paix et la prospérité intérieures sur le fondement d’une égalité des peuples enfin établie. Il n’en sera rien, et le parti Union et Progrès, bientôt acquis à la double doctrine du panturquisme et de l’islamisme, maître de l’Empire après le coup d’État de 1913, deviendra l’organisateur et l’exécuteur d’un crime commis à l’échelle de l’État, l’extermination par le massacre et la déportation des Arméniens de l’Empire : le génocide de 1915-1916.

Rien n’est venu réparer ni même atténuer les conséquences de cet acte, qui se présentait d’évidence comme l’aboutissement des crimes antérieurs, s’inscrivant avec une perfection inédite et mathématique dans leur intentionnalité – vingt ans séparent seulement les massacres hamidiens de la solution finale appliquée par les Jeunes Turcs. La dictature kémaliste a consolidé la confiscation d’un pays arraché à ses habitants, désigné pour accueillir la genèse mythique d’une nation qui ne pouvait naître qu’au prix de la mort d’autrui. Les témoignages d’une civilisation enviée autant qu’haïe ont été détruits, tombant par pans comme s’effondrent les hautes façades de villes bombardées. Engagée dans un combat contre l’Histoire, la Turquie s’est enfoncée dans l’impasse du négationnisme et s’est pervertie dans une solidarité délétère avec les auteurs de ces barbaries, agrippée à l’acquis, incapable d’extirper les racines d’une idéologie dont la survivance est aujourd’hui le premier obstacle à l’épanouissement des valeurs de la liberté et de la démocratie.

La nature des faits et l’enjeu vital qu’ils désignaient ont été très tôt perçus. Président de la Ligue des droits de l’homme et du citoyen, Pierre Quillard écrivait en 1908 au sujet des massacres de 1894-1896 que « l’une des plus épouvantables catastrophes qui aient jamais frappé un peuple s’était abattue sur la nation arménienne », mais il ajoutait que se poursuivaient, depuis lors, sa « destruction systématique, l’extermination lente par des procédés moins brutaux, mais aussi sûrs »[1]. L’horreur inattendue des massacres de 1909 en Cilicie, où se révéla brutalement la responsabilité des Jeunes Turcs avec lesquels, pourtant, on avait ingénument fraternisé, a amené en 1911 le publiciste Agnouni à qualifier de Grand Crime (Medz Éghern) ce nouvel événement[2]. Arrêté le 24 avril 1915 et déporté avec des centaines d’autres intellectuels, Agnouni est certes mort assassiné ; mais l’expression qu’il avait forgée lui a survécu et s’est imposée : les Arméniens l’ont transposée au crime de masse de 1915-1916. C’est ainsi qu’a été qualifié l’inqualifiable, dans une sorte de conscience du rapport sous-jacent unissant ces deux crimes de lèse-humanité, orchestrés et exécutés par les mêmes mains.

La nécessité sémantique que le Grand Crime, s’il désignait ce qui, hors du champs de l’intelligible, avait été perpétré et subi, puisse d’une manière ou d’une autre y être intégré, s’est fait sentir constamment chez des survivants confrontés à l’explicitation de l’indicible. Mardiros Sarian est l’un d’eux. Alors qu’il rapporte en 1919 une discussion dont il a été secrètement témoin en février 1916 à Konya, opposant un émissaire unioniste de Constantinople à des militaires ottomans revenant d’Alep, il met dans la bouche du porte-parole de ces derniers, un officier albanais de haut rang révolté par ce qu’il a vu dans le désert syrien, ces mots : « En quel siècle, en quel pays, dans quelle histoire légendaire a-t-on vu un pareil génocide (tséghasbanoutiun), exécuté de surcroît par des procédés aussi barbares ? »[3]. Dans les mêmes années, Rafaël Lemkin assiste au classement du dossier arménien. Il est choqué – c’est son mot – par l’impunité accordée par les vainqueurs et par la communauté internationale aux auteurs de ce crime de masse. Alors qu’il échoue en 1933 à faire adopter par la Société des Nations un accord sur la répression des actes de barbarie et de vandalisme, l’exemple arménien fait école. C’est au cours de la Deuxième Guerre Mondiale qu’il définit dans un ouvrage célèbre le concept de génocide, concept qui servira bientôt de base à la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée en décembre 1948 par l’Organisation des Nations Unies[4]. Dans l’intervalle, le journaliste Schavarch Missakian aura, dès 1945, traduit ce terme en arménien en recomposant dans sa langue le mot tséghasbanoutiun[5]. Découvrant Lemkin, il n’a pas eu connaissance de la réflexion de Sarian. Le cheminement de ce dernier a été pourtant comparable à celui du grand juriste. Les mêmes questionnements face à l’impensable, le même désarroi devant une carence universelle du droit leur ont fait rechercher un concept, un terme nouveau pour désigner « une vieille pratique dans sa forme moderne », comme Lemkin l’écrit si justement, c’est-à-dire « la destruction d’une nation ou d’un groupe ethnique ».

Aujourd’hui reconnu comme tel par l’ensemble de la communauté scientifique, le génocide des Arméniens n’est pas pour autant un moment achevé de l’Histoire. En effet, ce gigantesque crime, érigé en défi, reste continûment actif en l’absence d’un acte réparateur qui en effacerait les conséquences, éteindrait enfin les souffrances héritées. C’est pourquoi, s’élevant contre l’occultation de toutes les obligations morales et matérielles qui découlent du génocide commis contre les Arméniens, le Collectif 2015 : réparation a rappelé dans sa déclaration fondatrice publiée le 25 novembre 2004 à Paris, les deux réalités hors desquelles aucun apaisement ne peut être attendu dans la question arménienne, ni aucun progrès survenir en Turquie, qui l’affranchisse d’une légitimité infâmante et la délivre du mythe nationaliste dont ses peuples continuent d’être les prisonniers. La première de ces réalités est que les survivants de ce génocide ont été chassés d’un pays qui avait toujours constitué leur patrie ; l’autre est que l’État turc doit aux Arméniens réparation, réparation que peut seul définir le préjudice causé.

Si cette réparation doit avant tout viser la valeur des vies humaines perdues – près d’un million et demi de personnes ont été conduites à la mort – , elle concerne aussi le double préjudice résultant de la suspension du Règlement organique de la Nation arménienne et des mesures de dénationalisation et d’expulsion des rescapés, le préjudice moral subi par les survivants et leurs descendants, la restitution des biens nationaux confisqués et le sauvetage des monuments, le dédommagement pour les biens privés spoliés, notamment fonciers et immobiliers, la restitution des avoirs et placements bancaires. Or, s’il est certain qu’aucune réparation ne saurait excéder le préjudice qu’il compense, autrement dit aller au-delà d’un statu quo ante, il est non moins certain qu’aucun dédommagement, aucune mesure de réparation, aussi importantes seraient-elles, ne parviendront à égaler en valeur les pertes et les dommages causés par un crime aussi considérable. Sa réparation n’en devient que plus nécessaire ; car, non seulement celle-ci restera toujours cruellement insuffisante, mais la démarche qui y conduit est compliquée par des mesures destinées à lui faire échec : brouillage de la toponymie, destruction ou réaffectation des biens, fermeture des archives cadastrales.

Dans le cas arménien, la réparation se réalisera nécessairement sur les lieux. En effet la spécificité de ce génocide – qui réalise un programme de classification, de remodelage et de redistribution des peuples – est qu’il a eu pour objectif ultime d’enlever au peuple arménien sa patrie. Parce qu’elle procède de la justice, la réparation n’a de sens que si elle s’inscrit en faux contre le but du crime, ni d’effet que si elle fait contrepoids à ses acquis. Cela ne sera possible qu’en réparant – aucun mot, précisément, n’est plus pertinent – un pays qui a été profondément meurtri dans sa géographie aussi bien que dans son histoire, qu’en lui redonnant, dans le respect des civilisations qui l’ont enrichi, un avenir conforme à sa véritable complexité. La réparation est de la sorte largement orientée, consistant dans une mesure significative en un processus interne, qui demandera pourtant, dans une détermination strictement politique et sans préjudice des issues qui seront trouvées aux problèmes intérieurs que connaît la Turquie, notamment alévi et kurde, de rendre ses droits à la Nation arménienne de Turquie.

Les Arméniens sont un peuple antique, déjà présent en Asie Mineure au premier millénaire avant notre ère, sur un territoire qui aura porté jusqu’au vie siècle avant J.C. le royaume d’Ourartou. Trois États s’y constituent entre le ive et le ier siècle avant J.C., la Petite Arménie (P‘ok‘r Hayk‘) à l’ouest de l’Euphrate occidental, la Sophène (Dzop‘k‘) au confluent des deux Euphrate, la Grande Arménie (Medzn Hayk‘) à l’est. Le second de ces royaumes sera absorbé par la Grande Arménie à l’époque de Tigrane II le Grand (Medzn Dikran), au tournant des iie et ier siècle avant J.C. Quant au premier, il finira par être annexé par Rome au iie siècle après J.C. Le royaume de Grande Arménie, pris entre l’Empire Romain à l’ouest et l’Empire Parthe puis la Perse sassanide au sud-est, se perpétuera jusqu’en 428, date de déposition du roi Artaxias IV (Ardachès). La conversion officielle de l’Arménie au christianisme, où la tradition situe le double apostolat de saint Barthélemy et de saint Thaddée, survient au début du ive siècle sous le règne du roi Tiridate IV (Dertad) avec la prédication de saint Grégoire l’Illuminateur (Krikor Loussavoritch). À cet événement déterminant succède, au tout début du ve siècle, l’invention par saint Mesrob de l’alphabet national. Ces deux circonstances ont puissamment marqué jusqu’à nos jours l’identité des Arméniens, cimentée par une Église devenue définitivement indépendante au vie siècle.

Terrain d’affrontement entre la Perse puis le Califat et Byzance, le pays arménien s’est fixé dans la vision consignée au viie siècle d’une Grande Arménie de quinze provinces, territoire que divers épisodes de la christianisation du pays et du combat pour la défense de la foi ont profondément sacralisé. L’ancrage des dynastes locaux dans la géographie de ce haut plateau montagneux, a permis, du ixe au xve siècle, l’émergence – ou plus tard la reconstitution sur de nouveaux espaces – d’une multitude de principautés et de royaumes arméniens, aussi bien en Grande Arménie et en Euphratèse qu’en Cilicie, à l’extrémité nord-est de la Méditerranée. Les plus connus de ces États ont été le royaume bagratide d’Ani, le royaume ardzerounide du Vasbouragan, constitué autour du lac de Van, enfin le royaume arménien de Cilicie, qui tombe en 1375 sous les coups des Mamelouks d’Égypte. Le redéploiement de Byzance vers l’est à partir de la deuxième moitié du xe siècle, les invasions turque seldjoukide et mongole des xie et xiiie siècles et l’expansion égyptienne s’entremêlent dans la même chronologie.

Précédée par l’apparition de plusieurs États turcomans, la conquête ottomane de l’Arménie, de la Mésopotamie et de la Syrie au début du xvie siècle conduit au partage de l’Orient entre l’Empire Ottoman et la Perse séfévide, selon une ligne qui ne se stabilisera qu’au xviie siècle. La société arménienne est désormais entièrement organisée autour de son Église, au sein de laquelle coexistent trois sièges catholicossaux : celui d’Edchmiadzin, établi à Vagharchabad, en territoire persan puis russe à partir de 1828, siège suprême situé aujourd’hui dans les frontières de la République d’Arménie ; celui d’Aghtamar, établi dans l’île homonyme du lac de Van, supprimé en 1915 ; celui de Sis, en Cilicie, exilé de nos jours à Antélias, au Liban. C’est dans le vaste réseau des églises et monastères qui couvre leur pays depuis le haut moyen âge que s’épanouit la vie spirituelle et intellectuelle des Arméniens, à laquelle les grands centres urbains vont servir de nouveaux points d’appui à l’époque contemporaine dans une ambition de modernité, relayés à travers le monde par un réseau parallèle de colonies marchandes, d’imprimeries et de communautés savantes. Capitale d’empire, Constantinople est avant la Grande Guerre la première ville arménienne du monde, siège, depuis plus de trois siècles, d’un patriarcat arménien dont tous les Arméniens de l’Empire dépendent au plan civil, et dont les prérogatives ont été précisées et renforcées par le Règlement de 1863. En 1910, la population arménienne de l’Empire Ottoman, Égypte exclue, est répartie dans 67 diocèses dont 46 sont directement rattachés au Patriarcat de Constantinople ; 4 autres dépendent du Patriarcat arménien de Jérusalem, fondé dans la ville sainte au viie siècle, 15 de Sis, et 2 d’Aghtamar[6]. Plusieurs milliers d’églises, de monastères et d’écoles, y sont en activité[7].

La destruction des Arméniens, qui est aussi celle des innombrables témoignages d’une civilisation qui s’est maintenue vivante au mépris des adversités, entre en vérité moins dans le désordre et les dérives d’un empire finissant que dans la perspective d’un projet destiné à le transformer et à se substituer à lui. Cette évidence dessine une continuité idéologique entre la Turquie ottomane et la République qui lui a succédé, sur le fondement d’orientations et d’objectifs qui se sont transmis de l’une à l’autre tout en se précisant, et auxquels tant les circonstances de la guerre que les bouleversements politiques qui les ont accompagnées ou suivies ont permis de se réaliser au-delà de toute prévision. Si l’idéologie eugéniste du comité Union et Progrès s’est largement inspirée des massacres orchestrés sur une grande échelle par le régime hamidien, exploitant à bon compte le ressort de l’islamisme, elle a bientôt constitué la substance de la doctrine kémaliste, au service de laquelle sont entrés d’innombrables acteurs du Grand Crime, forts de l’impunité qui leur était accordée. Il n’y a pour ainsi dire plus aujourd’hui de chrétiens en Turquie, là où ils représentaient près du tiers de la population ; mais d’autres les ont remplacés dans l’ordre des identités à réduire ou à combattre, au cours d’une fuite en avant qu’il faudra bien interrompre pour permettre à tous de revenir à la croisée des chemins dans une réflexion enfin partagée. La réparation du génocide s’impose immanquablement par cette autre dimension : elle est nécessaire à tous comme elle est nécessaire aux Arméniens.

La présente démarche met en avant un aspect essentiel de cette question : celui des biens nationaux et du patrimoine monumental. Ces biens sont ceux qui, par le truchement et en vertu des lois en vigueur aussi bien avant qu’après la réforme de 1912 relative aux institutions ottomanes de bienfaisance, appartiennent par définition à une nation en tant qu’ils sont reconnus d’usage communautaire : monastères, églises, chapelles, prélatures, écoles, hôpitaux, cimetières, mais également biens fonciers, mobiliers et immobiliers de toutes sortes se trouvant dans la dépendance des précédents[8]. Beaucoup de ces biens sont présents ab antiquo « de toute ancienneté » : leur existence, autrement dit, remonte au-delà de l’établissement d’une administration ottomane, voire turcomane ; d’autres ont été confirmés ou établis par firman. Ils se distinguent des biens privés mais ils ont, comme ces derniers, été confisqués par l’effet d’une série de mesures législatives intégrées à l’arsenal génocidaire. La restitution intégrale des biens arméniens nationaux est l’objet de la Demande de réparation et de restitution sur laquelle s’achève ce dossier. Elle implique le raffermissement des prérogatives et du statut des institutions habilitées à les recevoir, le dédommagement des tiers, la réparation des dommages et destructions. Il est patent, de plus, que le processus de confiscation des biens arméniens a été mis en place bien avant le génocide et qu’associé à de plus grandes violences, il a été l’un des moyens que s’est donné l’État pour morceler le peuplement arménien et causer la ruine économique des éléments qu’il visait. C’est l’objet du premier chapitre de cet ouvrage, consacré aux spoliations et destructions. Un second chapitre pose la question de la nature du rapport qui s’établit entre le crime – et partant, le préjudice engendré – et une vision inévitablement globale de la réparation. Car, disons-le sans détours, l’on ne saurait invoquer au sujet de la réparation des contraintes d’ordre juridique susceptibles d’en amoindrir le sens et la portée, sans ignorer délibérément qu’aucune contrainte de cette nature n’a jamais eu de valeur ni d’effet, s’agissant de l’exécution du crime et de la consolidation de ses acquis. À quoi bon le droit s’il ne permet pas la justice ?

Hors, même, de l’attachement organique et légitime qu’une société éprouve à l’égard des œuvres qu’elle a créées et dans lesquelles s’est constamment renouvelé son génie, les civilisations forment le bien commun des nations du monde. Civilisation de l’écrit et du bâti, celle de l’Arménie s’est élaborée et perpétuée dans la double réalité d’une histoire mouvante et d’une construction identitaire à laquelle elle doit sa survie. Ce patrimoine, que l’ambition coupable et la crispation totalitaire des auteurs d’un génocide ont mis en ruines, qui continue de se dégrader chaque jour, soit qu’on le détruise, soit qu’on l’aliène, soit que, laissé à l’abandon, il reste à la merci d’une nature inclémente ou à celle d’une administration planificatrice ou de pillards, ce patrimoine manquera à l’humanité. Entrant très largement dans le champs des biens arméniens nationaux, mais comprenant aussi de nombreux monuments et vestiges restés hors de cette catégorie, il représente un héritage culturel et historique d’une incontestable richesse, auquel cet ouvrage consacre un troisième et long chapitre. Cent monuments y sont donnés en exemple, chacun d’eux faisant l’objet d’une description, illustrée de photographies d’époque ou de vues plus récentes datant de la deuxième moitié du xxe siècle et des années 2000-2015, voire, quand cela a été possible, de plans et de coupes. S’il est vrai que ces notices ne restituent que par fragments une histoire volontairement occultée, elles montrent à l’évidence qu’en attentant au peuple arménien la Turquie a tout aussi délibérément attenté à un patrimoine de valeur universelle. Le retour de ces biens au peuple auquel ils ont été enlevés en même temps que leur sauvetage s’imposent aujourd’hui à elle comme un devoir inéluctable, comme ils s’imposent, au sens d’une nécessité éthique, à la communauté des nations à laquelle appartient la Turquie cent ans après un crime toujours opérant et non encore réparé.

Les générations se succèdent mais aucune fatalité ne les astreint à continuer de porter le fardeau d’un forfait, à en partager le fruit dans une tacite implication, encore moins à devoir s’en réjouir. Lentement peut-être, mais sûrement, elles viendront à davantage de raison, distingueront de la réalité ce qui a été affabulation et mensonge, se libéreront des dogmes qui stratifient l’humanité au nom de quelque imaginaire et gratuite transcendance. Curieusement, le temps n’affaiblit pas le poids de tels faits, que leur nature, pernicieuse parce qu’irréductible, fait peu à peu ressortir. Une égale légitimité commande aux uns d’éloigner d’eux un crime auquel la conscience interdit d’adhérer, et aux autres de s’élever contre la permanence de l’injustice subie. C’est pourquoi des voix se font entendre à travers le monde, et en Turquie même, pour demander que la vérité soit regardée en face, pour en appeler à la réconciliation et à la fraternité – « une fraternité toujours possible » comme l’a écrit il y a des années déjà le Collectif 2915 : réparation dans sa déclaration première. Mais il y a à cela un prix. La fraternité ne peut s’exercer dans le mépris de l’autre, dans l’ignorance de l’attente et de la revendication si profondément fondées où celui-ci se trouve, et où, si rien ne change, il restera quoi qu’il arrive. Longtemps condamnés à écouter le silence du monde, les rescapés de 1915-1916 nous les ont transmises. Il faut réparer : c’est le message de ce texte ! Réparer tant bien que mal le mal commis, réparer une société absurdement chargée d’un héritage déplorable, réparer le temps, inutilement perdu sans qu’il ait permis de faire ensemble et sur place ce qui aurait dû l’être. La Turquie – comment faut-il l’appeler ? – est aussi le pays des Arméniens : elle l’était il y a cinq cents ans, il y a mille ans, il y a deux mille ans, et bien avant encore. Que d’aucuns s’accrochent toujours aux ombres des doctrines qui ont disqualifié et assombri le xxe siècle, peu nous chaut : ils seront reniés. Pourtant, nous voulons leur donner le courage de redevenir eux-mêmes, et partager avec eux la tâche d’une immense reconstruction, afin qu’une terre où se sont succédées tant de violences, où tant de discrimination et d’exclusions ont étendu leur friche, qu’une telle terre puisse se convertir, non par miracle mais par un engagement responsable, en cette terre humaine qu’ont voulu célébrer avec intelligence et raison de grands penseurs de notre temps.


[1]. Tchobanian, A., Poèmes, Paris, Mercure de France, 1908 : préface, p. v.

[2]. Ակնունի (Agnouni [Khatchadour Maloumian]), Դէպի երկիր (Au pays ! ), Boston, Hayrénik, 1911, p. 14.

[3]. Սարեան, Մ. (Sarian, M.), Ֆէ տ’ագոմբլի եւ Աստուծոյ դէմ պատերազմ։ Պոլիս, Նուրը Օսմանիյէի մէջ Իթթիհատա-կաններու գաղտնի որոշումները . Հայոց բնաջնջման շարժառիթներու մասին (Fait accompli et Guerre contre Dieu. Les décisions secrètes des Unionistes prises à Nouri Osmaniyé, Constantinople : sur les mobiles de l’extermination des Arméniens), [Paris], 1933, p. 4.

[4]. Lemkin, R., Axis Rule in Occupied Europe. Laws of Occupation. Analysis of Government. Proposals for Redress, Washington, D. C., Carnegie Endowment for International Peace, 1944, p. 79 sq. Cf. Lemkin, R., Qu’est-ce qu’un génocide ? Présentation par Jean-Louis Panné, Monaco, Éditions du Rocher, 2008, p. 17, 215 sq.

[5]. Միսաքեան, Շ. (Missakian, Sch.), « Génocide », Յառաջ (Haratch), Paris, 17(4479), 9 décembre 1945, p. 1 (repris le 26 janvier 2008).

[6]. Ormanian, M., L’Église arménienne : son histoire, sa doctrine, son régime, sa discipline, sa liturgie, sa littérature, son présent, Paris, Ernest Leroux, 1910, p. 181-187.

[7]. Chiffres pour 1913-1914 d’après les statistiques du Patriarcat : Kévorkian, R. ; Paboudjian, P., Les Arméniens dans l’Empire Ottoman à la veille du génocide, Paris, Éditions d’art et d’histoire ARHIS, 1992, p. 57-60.

[8]. Un inventaire partiel des églises et monastères en service a été établi par le Patriarcat arménien de Constantinople en 1913-1915 et adressé au ministère ottoman des Cultes et de la Justice. Limité à quelque 1.100 entrées dans sa version disponible, il ne comprend pas le vilayet de Van, qui représente à lui seul quelque 400 entrées, ni les zones situées avant-guerre en territoire russe. H. Khatchadourian, L. et P. Aslanian, J. Michel, Localités et biens cultuels arméniens dans la Turquie ottomane. Un patrimoine en destruction, Paris, Union internationale des organisations terre et culture, 2016.